"Soit on prend le tournant de l’agriculture paysanne, soit on prend le mur »

 De : https://reporterre.net/Soit-on-prend-le-tournant-de-l-agriculture-paysanne-soit-on-prend-le-mur?

22 septembre 2023 à Mis à jour le 25 septembre 2023 

Face aux mégafermes, au glyphosate, au rouleau compresseur de l’agro-industrie, « notre projet d’agriculture paysanne est très moderne et porteur d’espoir », assure Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne.

Laurence Marandola est porte-parole de la Confédération paysanne. Alors que le monde agricole est ébranlé par le rouleau compresseur du système agro-industriel, elle plaide pour une agriculture paysanne, la plus adaptée au changement climatique.

Ce grand entretien a été réalisé pour le podcast de Reporterre. Écoutez-le sur toutes les plateformes :


Reporterre – La Commission européenne recommande de renouveler l’autorisation du glyphosate pour dix ans. Qu’en pensez-vous ?

Laurence Marandola - C’est un pur scandale. Un scandale pour la santé des paysans, pour celle des consommateurs, pour l’environnement. Où est passée la parole du président français, qui avait pris l’engagement en 2017 de sortir la France du glyphosate ? On a perdu toutes ces années, et l’on risque de reperdre dix ans pour trouver des solutions. On n’en a pas cherché en France, on ne s’est pas donné les moyens d’en chercher. Les agriculteurs bio, pourtant, savent faire sans. On repart pour dix ans durant lesquels les enjeux économiques et commerciaux de l’agro-industrie vont prévaloir sur la santé publique.

Pourquoi l’Europe s’engage-t-elle sur cette voie ?

Dans un contexte de compétitivité acharnée, les lois impitoyables du néolibéralisme obligent chacun à « comprimer ». Et le glyphosate est un outil magique pour le faire, c’est hyper efficace.

Y a-t-il une alternative ?

Il faut accepter que travailler autrement, cultiver autrement, protéger la santé des paysans, des concitoyens et de l’environnement, cela a un coût. Il faut accepter un peu de baisse de rendements et travailler différemment.

Toute protestation sociale se heurte maintenant à une fin de non-recevoir — si l’on pense à la lutte contre les mégabassines, à la bataille des retraites ou au combat pour protéger des centaines d’hectares de terres de l’autoroute A69. Comment analyser cette impasse démocratique ?

C’est réellement une impasse démocratique. Cela génère énormément de frustration, de colère. À chaque fois qu’on questionne le modèle agro-industriel, la seule forme de réponse que nous recevons, c’est du silence, du mépris, du dénigrement. Jamais un vrai dialogue. On arrive à des formes de criminalisation, de violence d’État envers nous, syndicats, et envers les mouvements sociaux et écologiques. Ce tournant dangereux n’est pas de nature à résoudre les problématiques que nous soulevons, ni à apaiser le climat de violence, ni à instaurer un vrai dialogue.

Le 20 septembre, Laurence Marandola devant le ministère de la Transition écologique en soutien aux grévistes de la faim contre le chantier d’autoroute A69. © Mathieu Génon / Reporterre

Reporterre — Que peut-on faire, alors ?

On use de toute une palette d’outils — qui peuvent être institutionnels comme aller au ministère pour faire des propositions. On a joué le jeu à fond. Mais on s’interroge : quelle stratégie adopter pour se faire entendre et que les choses changent dans ce monde ?

Lire aussi : Cellule antizad : Darmanin accroît la criminalisation des écologistes

Où en est-on de la situation du monde agricole en France ?

Il n’y a pas un modèle agricole français mais une agriculture à plusieurs vitesses. Le modèle dominant est celui de l’agro-industrie avec des fermes qui se sont terriblement agrandies et spécialisées. Ce modèle est soutenu par les politiques publiques qui sont intégrées aux filières de transformation agro-industrielle et alimentaire. Et il y a un modèle d’agriculture paysanne avec des fermes de taille plus petite et qui ont aussi plus de difficultés. Le premier modèle est prédateur de l’autre.

Il a besoin de davantage de terres, de moyens et de soutien public. Les règles du jeu sont faites pour ce modèle, qu’il s’agisse d’accès au foncier ou d’accès aux aides de la Politique agricole commune [PAC]. Les autres ont beaucoup de mal à s’installer. On était plus d’un million de paysans à l’aube des années 1990. Aujourd’hui, on est en dessous de 400 000. C’est une forme d’hécatombe. Mais ce n’est pas une fatalité. C’est la conséquence de politiques publiques qui sont allées dans le sens du modèle agro-industriel.

Il y a un paradoxe : la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) reste le syndicat majoritaire chez les agriculteurs alors qu’il défend l’agro-industrie qui détruit nombre d’exploitations agricoles.

On est sur l’incarnation même de ce qu’est l’agriculture de firme entrepreneuriale [1]. Ces exploitations sont entre les mains de personnes morales, de sociétés et non plus d’une personne en chair et en os. Effectivement, les dirigeants de la FNSEA incarnent ce modèle qui est prédateur de l’agriculture paysanne dans ce pays.

« À chaque fois qu’on questionne le modèle agro-industriel, la seule forme de réponse que nous recevons, c’est du silence, du mépris, du dénigrement. » © Mathieu Génon / Reporterre

Les 300 000 agriculteurs ou chefs d’exploitation qui votent pour la FNSEA sont-ils tous dans ce système ?

Non, ils ne le sont pas.

Alors pourquoi ne soutiennent-ils pas la Confédération paysanne ?

Il y a deux raisons. Il subsiste le mythe de l’unité paysanne en France qu’on a hérité à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, quand il fallait se relever. L’idée qu’il y a une unité paysanne dans ce pays, et qu’il ne faut pas la fragmenter. D’autre part, la FNSEA a longtemps été un syndicat unique. Ça a été une grande bagarre pour faire entendre qu’il pouvait y avoir du pluralisme syndical en agriculture. Et si la FNSEA reste très présente dans beaucoup de secteurs, c’est parce qu’elle agit comme un syndicat de services par lequel les paysans sont obligés de passer, parce qu’elle préside les chambres d’agriculture qui distribuent ces aides. Il y a une forme de clientélisme. Puis, il y a tout autour un cercle, une pieuvre, des tentacules, avec les banques, les chambres d’agriculture, le conseil et les coopératives. Certains l’ont bien décrit, c’est une forteresse imprenable. Tout est fait pour que ça continue comme ça, même si, pour beaucoup d’agriculteurs, la FNSEA n’est pas celle qui les représente et qui les défend le mieux.

Le modèle que vous proposez — une agriculture écologique, proche du paysan, employant du travail plutôt que des pesticides et des engrais – n’est-il pas considéré comme étant un retour au passé ?

Beaucoup le présentent ainsi. C’est une stigmatisation de ce qu’on propose tellement cela va à rebours du rouleau néolibéral, avec son dogme de productivité et de compétitivité qui ne prend pas en compte les coûts sociaux et environnementaux. Au contraire, le projet d’agriculture paysanne que nous portons est très moderne, porteur de sens, porteur d’espoir face aux enjeux aujourd’hui.

Pourquoi est-il moderne ?

Prenons l’exemple des fruits et légumes. Depuis longtemps, c’est un échec total pour la France : la production de fruits et légumes s’écroule dans le pays, les producteurs ont de grandes difficultés et aujourd’hui, plus de 50 % de nos fruits et légumes sont importés. Ce qu’on propose permettrait de relocaliser en France pour que des paysans puissent s’installer en arboriculture, en maraîchage, en production légumière de plein champ. Aujourd’hui, c’est extrêmement difficile parce que les productions ne sont pas soutenues par la politique agricole commune. Celle-ci soutient les céréales et des formes d’élevage mais il n’y a aucune aide pour les fruits et légumes en France.

Que proposeriez-vous pour que les producteurs de fruits et légumes retrouvent une capacité économique à survivre et à nous fournir ?

Deux mesures pourraient changer les choses très rapidement. La première, c’est les aides de la PAC, c’est le nerf de la guerre. La politique agricole commune, c’est 9 milliards d’euros par an. Plus l’exploitation est grande, plus elle reçoit des aides. Au lieu de la répartir par surface au nombre d’hectares, une partie de cette enveloppe serait répartie aux paysannes et aux paysans pour qu’ils fassent des céréales, des fruits ou des légumes. On ne voit pas les choses de la même façon quand on a zéro euro d’aides ou 10 000 euros. L’autre mesure porte sur les installations : il faut mettre des terres à disposition pour des installations en fruits et en légumes. Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

« Ce qu’on propose permettrait de relocaliser en France pour que des paysans puissent s’installer en arboriculture, en maraîchage, en production légumière de plein champ. » © Mathieu Génon / Reporterre

Et comment on fait ? La propriété de la terre est le cœur du système.

En France, tous les paysans ne sont pas propriétaires de leurs terres. Certains sont propriétaires en nom propre ou via des montages sociétaires. D’autres sont locataires fermiers. La moitié des agriculteurs ont plus de 55 ans aujourd’hui, c’est-à-dire qu’ils sont censés partir à la retraite dans neuf ans ou plus : c’est une situation qu’il ne faudra pas rater. Il faut se donner les moyens d’accompagner ceux qui vont partir à la retraite et réfléchir à ce qu’on fait de ces terres.

On a en France un outil qui s’appelle la Safer pour réguler et protéger les terres agricoles. Il va falloir s’en saisir et se donner les moyens, avec de la contrainte probablement, pour que des grandes fermes soient réorganisées en plusieurs structures ou en fermes collectives. Ainsi, davantage de personnes pourront s’installer et produire des fruits, des légumes, ou remettre un peu d’élevage dans des grandes plaines céréalières, rééquilibrer les choses. Cela ne se produira pas tout seul, il faut une politique agricole et alimentaire exigeante.

« On voit beaucoup de jeunes arriver dans l’agriculture, venant d’horizons très divers. C’est un vrai signe d’espoir. » © Mathieu Génon / Reporterre

En quoi le modèle paysan que vous évoquez serait-il mieux adapté au dérèglement climatique ?

Parce que d’une part, il dépend moins d’intrants qui sont plus coûteux en énergie et en financement, et parce que l’observation, le savoir-faire, le savoir-être de quelqu’un sur son territoire est irremplaçable. C’est cette présence au quotidien auprès du vivant qui permettra de s’adapter, de percevoir ce qui se passe et de prendre les meilleures décisions. Il n’y a que comme ça qu’on peut savoir quelles variétés sont les mieux adaptées, ont résisté telle année à telles choses, sont plus rustiques. Il n’y a pas d’autres façons de faire.

Qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ?

On voit beaucoup de jeunes arriver dans l’agriculture, venant d’horizons très divers. C’est un vrai signe d’espoir. Certains sont aussi dans des mouvements sociaux, écologiques. D’autres ont déjà un pied dans le monde agricole. Il y a des attentes fortes au sein d’une partie de la société pour qu’il y ait des agriculteurs qui produisent une alimentation de qualité avec des pratiques plus respectueuses de l’environnement. Il y a un fourmillement, un tournant. Soit on prend ce tournant, soit on se prend le mur.

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