La France crée ses Blackwater/Wagner : le décret discret qui externalise la guerre
La France crée ses Blackwater/Wagner : le décret discret qui externalise la guerreLe gouvernement de M. Lecornu a discrètement publié un décret « n°2025-1030 relatif aux opérateurs de référence du ministère des armées pour la coopération militaire internationale ».
Ce texte, assez court, tient sur un recto verso et s’articule en onze articles, qui définissent en particulier, l’intention du gouvernement (article 1), les missions pouvant être confiées à ces opérateurs (articles 2 et 3) et les modalités de sélection de ces entreprises (articles 6 et 7).

De quoi s’agit-il ?
Un rapide tour d’horizon nous dévoile, d’après l’article 1 du décret, qu’il s’agit de « répondre aux besoins de la France en matière de coopération militaire et de préserver ses capacités opérationnelles ». Selon les dispositions de l’article 2, ces opérateurs sont « spécifiquement créés » pour « accompagner et prolonger l’action de l’État en matière de coopération internationale militaire. Ils peuvent intervenir :
« 1° Au profit d’un État tiers faisant face à une situation de crise ou de conflit armé ;
2° En s’inscrivant dans le cadre d’un partenariat militaire opérationnel ;
3° En concourant à la réalisation d’une opération d’exportation d’équipements de défense précisément identifiée ».
Les domaines d’action concernent l’ensemble du spectre militaire : « le terrestre, le maritime, l’aérien, le spatial et la cyberdéfense ».
Les missions confiées à ces opérateurs peuvent concerner la formation, l’entraînement, le maintien en condition opérationnelle ou le soutien. Le décret précise que « pour ce faire, ils assurent la transmission contrôlée, directe ou indirecte, des savoir-faire militaires des forces armées françaises et formations rattachées et en garantissent la protection ». Il est prévu que ces opérateurs puissent faire l’objet d’habilitation par le ministre des armées, « à exploiter des documents classifiés au titre de la protection du secret de la défense nationale ou protégés au titre de la propriété intellectuelle ».
Dans la pratique, ces opérateurs pourraient être chargés de mettre en œuvre des équipements spécifiques fournis par la France et nécessitant des compétences pointues et une formation longue : pilotage d’avions Rafale, service de canons Caesar… Dans la pratique, la frontière avec la participation directe aux hostilités est ténue, comme on a pu le constater en Irak pour le compte des USA avec des sociétés telles que Blackwater.
Une disposition du décret apparaît peu claire quant à son application pratique et à ses intentions : « pour les prestations exécutées sur le territoire national, ils s’associent avec les services de l’État ou ses établissements publics afin de proposer aux États partenaires une offre cohérente avec les moyens publics existants. » Quelles seraient ces prestations exécutées sur le territoire national ?
L’article 5 prévoit l’attribution de « droits exclusifs ou spéciaux » aux opérateurs, sans les définir. De quels droits s’agit-il ?
Un démembrement continu de l’État
Ce décret consacre en fait un nouveau démembrement des services de l’État en direction d’entreprises privées, dans un domaine on ne peut plus régalien. L’externalisation est une tendance lourde, d’inspiration anglo-saxonne, qui affecte les armées de la France depuis un certain nombre d’années, dans le domaine du soutien (principalement l’alimentation, l’habillement, le gardiennage).
Sans pour autant parler de privatisation, de telles externalisations de mission se pratiquent sous forme de contrats, donc de marchés publics.
Comment seront attribués ces contrats d’externalisation ?
Le Code de la commande publique, notamment dans sa partie réservée aux marchés de défense et de sécurité, prévoit les procédures de passation et d’exécution des marchés publics. Si le décret vise le Code de la commande publique, il définit toutefois des dispositions spécifiques à ces marchés appelés ici « conventions cadre », se déclinant en « conventions de mission, à l’initiative du ministre de la défense et selon ses besoins ». Ces conventions-cadre peuvent être attribuées pour une durée de dix ans, ce qui est dérogatoire aux dispositions du Code de la commande publique qui limite la durée de tels contrats à sept ans.
On notera que la lettre d’intention signée avec l’Ukraine prévoit la fourniture d’avions Rafale sur une durée de 10 ans, est-ce un hasard ?
La procédure de passation de ces conventions s’apparente à une procédure négociée après mise en concurrence. Les contrats seront réservés aux opérateurs implantés dans l’Union européenne ou l’Espace économique européen, restriction aussi prévue par le Code de la commande publique, concernant les seuls marchés de défense et de sécurité. Il sera intéressant de vérifier la mise en œuvre de ces procédures de passation, en particulier l’éventuelle publication d’avis de publicité de type « appel à candidature » sur le Journal officiel de l’UE, pratique imposée par le Code de la commande publique mais non rappelée dans le décret.
Qui sont ces opérateurs ? Peut-on les qualifier de mercenaires ?
Ces fameux « opérateurs de référence » tels que définis dans ce décret sont en réalité des « sociétés militaires privées » (SMP). Jusqu’à présent, la France ne reconnaissait pas ce type d’activité et se limitait aux ESSD, « entreprises de services de sécurité et de défense ».
Un rapport parlementaire avait examiné la question en 2012 et préconisait alors un encadrement législatif. Ce rapport décrivait l’enjeu d’externalisation de ce type d’activité et son intérêt, mettant en avant la lutte contre la piraterie. Ses rapporteurs regrettaient la fragilité de l’offre française et le « relatif silence du droit français », limité à deux lois et un décret (Rapport des députés Christian Ménard et Jean-Claude Viollet du 14 février 2012). En l’espèce il s’agit ici d’un décret en Conseil d’État, autonome et ne visant aucune loi. Le Parlement n’a donc pas été consulté pour cette extension sensible des possibilités d’externalisation, alors que l’on pourrait raisonnablement soutenir que la création de telles entreprises relève du domaine de la loi. C’était, du reste, ce que préconisait le rapport parlementaire précité. Il y a donc une volonté manifeste de l’exécutif d’ignorer le Parlement, ce qui est une caractéristique du pouvoir actuel, minoritaire.
Il convient de revenir sur ce qui caractérise les SMP et leur typologie.
Lors d’un colloque organisé par la Fondation pour la recherche stratégique en 2003, le général de corps d’armée (2S) Heinrich, alors président du conseil de surveillance de la société GEOS, en avait donné la typologie suivante :
- « Les entreprises qui offrent des services de type militaire – la formation, l’entraînement, le commandement qui disposent de moyens lourds. J’inclus ici dans ce type de société MPRI, Sandline, Executive Outcome, etc ».
- « les sociétés qui disposent de services de type militaires dégradés pour la protection des infrastructures, des zones, au profit d’intérêts privés. Je pense ici à la protection des matières premières en Afrique. Les Américains et les Canadiens y sont très présents. »
« Pour ces deux catégories, on trouve 90 sociétés en Afrique, dont aucune n’est française (1) e[2]. »
- « La troisième catégorie est fondamentalement différente : les entreprises de sûreté, qui ne disposent absolument pas de moyens militaires, qui ne sont pas armées et qui offrent des services d’analyse de risques, de prévention, de conseil, d’aide, d’organisation sur le terrain, au profit d’entreprises, par exemple françaises, qui veulent s’installer dans des zones à risque ».
« Geos n’est pas une entreprise de mercenariat, mais une société de service qui propose des analyses de risque. »
Les USA utilisent beaucoup les SMP composées d’anciens militaires, dont de nombreux très haut gradés, anciens chefs d’état-major. Ces nouveaux intervenants, selon les lois du marché, sont venus satisfaire une demande en proposant une offre adaptée, et n’entrent pas dans la définition de l’activité de mercenaire, telle qu’elle a été élaborée par le droit international (article 47 sur les mercenaires du protocole additionnel aux Conventions de Genève du 8 juin 1977, non ratifié par la France, Convention de l’ONU[3] du 4 décembre 1989) et reprise par le droit français (loi de 2003 précitée). Ces entreprises se sont « illustrées » dans les nombreux conflits périphériques depuis une trentaine d’années (ex-Yougoslavie, Irak, Afghanistan…), allant parfois jusqu’à mener des actions de combat, mais sont plus généralement chargées de missions de logistique ou de protection des biens et des personnes.
Les conséquences pratiques et immédiates de la publication de ce décret
En choisissant la voie réglementaire directe, le gouvernement a voulu aller vite et pouvoir rapidement mettre en œuvre ce projet. Dans quel but ? On peut raisonnablement envisager, compte tenu de l’actualité avec le conflit ukrainien, la volonté d’utiliser cette solution pour envoyer des « troupes au sol ». L’avantage immédiat est de se passer de l’autorisation du Parlement, exigée par l’article 35 de la Constitution de 1958.
Cependant, ces entreprises étant mandatées par le gouvernement, leur participation serait de nature à qualifier la République française comme partie au conflit, tout en ayant contourné la lettre des obligations constitutionnelles, conférant à ces pratiques une apparence de légalité.
Autre avantage pour un exécutif cynique : le retour des blessés et des morts serait discret et soulèverait peu ou pas d’émotion dans la population, à la différence de militaires nationaux (on se souviendra des suites de l’embuscade d’Uzbin en Afghanistan).
Ces sociétés n’existent pas encore en tant que telles en France mais certaines entreprises telles que GEOS ou DCI, par exemple, pourraient rapidement s’adapter et se renforcer. Il va sans dire que les grandes SMP US pourraient rapidement créer des filiales immatriculées en UE (Halliburton, KBR et autres) pour pouvoir candidater, il faut probablement s’attendre à ce type de situation. Compte tenu de la perméabilité de ces entreprises avec le Pentagone, la CIA et autres agences fédérales US, il est évident que toute préservation du secret des informations nationales serait lettre morte et par suite, le peu de souveraineté qui reste à la France.
Concernant les personnels devant renforcer les actuelles ESSD françaises dans cette nouvelle configuration, on pourrait même envisager que le gouvernement propose à des militaires d’active de se mettre en situation de disponibilité, prévue par les statuts de la fonction publique, le temps d’effectuer une mission en tant que salarié de ces entreprises, avec une rémunération sensiblement supérieure à la « solde OPEX » des militaires, assortie d’une exigence de discrétion absolue.
Pour conclure, l’actuel gouvernement minoritaire crée discrètement un nouvel outil pour contourner l’autorisation parlementaire et s’engager dans une fuite en avant belliciste, au risque d’achever de détruire la souveraineté nationale et d’engager la France dans un conflit qui n’est pas souhaité par son peuple et dont les motivations profondes n’ont jamais été expliquées par le pouvoir politique.
L'auteur Olivier Frot est un ancien militaire St cyrien et docteur en droit, spécialiste des marchés publics.
(1) À l’époque de ce colloque, la guerre d’Irak n’était pas encore déclenchée. Il n’y a aucune SMP ou SSP française en Irak, mais des français ont pu être recrutés par des SMP anglo-saxonnes.
(2) Résolution n 44/34 du 4 décembre 1989, Convention internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’instruction des mercenaires,
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