Les réparateurs de vélos

 De : https://reporterre.net/A-l-ile-de-Re-des-prisonniers-mecanos-reparent-les-velos?

À l’île de Ré, des prisonniers-mécanos réparent les vélos

Arrivés en fin de peine, des détenus de l’île de Ré retapent des vélos grâce à un projet d’insertion. Bâti sur les principes d’une économie circulaire, sociale et solidaire, ce projet leur permet de se reconstruire petit à petit.

Saint-Martin-de-Ré (Charente-Maritime), reportage

Depuis le hangar reconverti en atelier de réparation de vélos de la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré (Charente-Maritime), on entend le cri des mouettes. Hubert [*], la petite quarantaine, vêtu de sa salopette grise, presse les pneus d’un vélo noir de grande distribution monté sur un pied d’atelier, puis fait tourner les roues. Premier bilan : « Il y a un léger voile sur la roue arrière et globalement les pneus sont à changer », analyse-t-il. Il reporte ses observations sur sa fiche de diagnostic et suit soigneusement les étapes suivantes : freinage, transmission, ergonomie, assise, accessoires, tout est testé. Hubert placera par la suite une gaine, des patins et des câbles neufs. Le reste sera d’occasion. Stéphanie, encadrante technique, l’assure : « C’est un vélo qui a dormi dehors. » La peinture est à refaire, et la chaîne trempera une nuit dans un bain de traitement antirouille. Une fois retapé, « ce vélo va bien partir », assure Stéphanie.

Avec quatre autres prisonniers, du lundi au vendredi, Hubert participe à l’atelier et chantier d’insertion (ACI) de cet établissement pénitentiaire recevant les condamnés à de longues peines. Ni Hubert ni Léo [*], un autre détenu, n’ont envisagé de passer leur détention « à ne rien faire ». Au-delà du (maigre) salaire — 5,18 euros brut de l’heure — l’atelier est une respiration, l’occasion « de sortir de sa cellule et de la noirceur de ses pensées, dit Léo. En détention, je suis devenu misanthrope ». Après un temps de réflexion, il confie : « Quand Coralie est arrivée, on a vu une petite lumière au bout du tunnel. »

Léo, qui a été le premier homme détenu à rejoindre l’ACI Icycle, travaille sur le changement des commandes de vitesses d’un vélo. © Louis Bontemps / Reporterre

« J’ai toujours voulu travailler dans l’accompagnement, et je trouvais que le vélo était un bon support d’apprentissage, explique Coralie Morel, à l’origine de l’ACI lancé en juin 2022. Il permet d’acquérir un savoir-faire tout en développant un savoir-être et des compétences transversales : patience, rigueur, ponctualité, respect des consignes. »

Chaque semaine, la fondatrice apporte des vélos récupérés en déchetterie ou auprès de particuliers. Les cycles, selon leur état, sont démontés pour leurs pièces ou réparés, parfois customisés. Le reste part à la benne à ferraille, via le circuit traditionnel de recyclage. 

L’entrée de l’atelier et chantier d’insertion Icycle. © Louis Bontemps / Reporterre

Économie circulaire

Le projet d’ACI de cette « passionnée de brocante » a très vite fait sens sur l’île de Ré et ses 138 kilomètres de pistes cyclables : le vélo y est le moyen de transport privilégié. « Le projet de Coralie répond à un besoin de mobilité douce sur le territoire », explique Agnès Le Dortz, responsable économie à la communauté de communes (CDC) de l’île de Ré, qui subventionne en partie l’initiative. Dans une étude à destination des travailleurs saisonniers réalisée en 2021 par la CDC de l’île de Ré, la majorité des répondants estimaient que les transports en commun de l’île sont inadéquats, notamment en raison d’amplitudes horaires jugées inadaptées. Problème : « Les tarifs de location de vélos pratiqués à la journée par les professionnels ne sont pas conciliables avec les salaires des saisonniers », explique Agnès Le Dortz. 

En moins d’un an, une centaine de vélos ont déjà été remis en circuit par les détenus. Désormais, les saisonniers peuvent louer leur vélo via le site d’Icycle pour un euro par jour, dont une partie peut être prise en charge par l’employeur. « C’était important pour moi de valoriser l’économie circulaire », commente Coralie Morel. 

Coralie Morel, initiatrice du projet d’atelier et chantier d’insertion à la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré. © Louis Bontemps / Reporterre

Dans l’espace de 200 m2 au sein de la prison, plusieurs établis côtoient des étagères grillagées et cadenassées, à l’intérieur desquelles sont alignés tournevis, pinces, clés à molette et clés anglaises. Au plafond, des garde-boues et des jantes sont suspendus. Dans une des salles, des vélos sont en attente de réparation à côté d’étagères grises en fer où sont rangés de nombreux bacs remplis de pièces détachées soigneusement étiquetées : « stock de pédales », « potence », « étrier », « axe de roue »… La plupart d’entre elles ont été récupérées sur les vélos apportés par Coralie Morel. « La structure n’a acheté que très peu de pièces neuves », précise Stéphanie.

« Retaper un vélo de A à Z, c’est un peu comme se reconstruire à l’intérieur », dit Stéphanie, encadrante technique de l’atelier. © Louis Bontemps / Reporterre

« Je ne pensais pas que les outils me manqueraient »

Habitués à la débrouille et au système D en détention, les prisonniers semblent réceptifs au concept de recyclage. « La société les considère comme des déchets, et c’est parfois ainsi qu’ils se perçoivent », analyse Coralie Morel. « L’écologie, le développement durable, ça me parle », assure Léo, présent depuis le lancement. Le détenu, qui dit venir de la mécanique, est féru de vélos anciens. « Une passion commune avec Stéphanie, précise-t-il. La qualité de fabrication n’est plus la même. »

Rangé avec soin sur le côté de son établi, « un vélo d’avant-guerre » : le plateau denté d’entraînement de la chaîne, en ferraille, a de jolis motifs en forme de lions. « Ça demanderait une semaine de taf et un ouvrier qualifié », assure Léo. Il déplore que les plateaux actuels soient fabriqués à la chaîne avec de la tôle emboutie.
 

Léo montre fièrement le pédalier d’un vélo ancien orné de lions. Il nous explique son façonnage artisanal, qui a aujourd’hui été remplacé par un processus industriel ne laissant plus de place à ce type de détails ornementaux. © Louis Bontemps / Reporterre

Pour l’heure, il travaille sur un vélo moderne « en triste état, mais qui mérite d’être sauvé ». « En magasin, le prix d’une pose d’une nouvelle chaîne est un frein à la réparation », regrette Stéphanie. En « deux petites heures », Léo, lui, a déjà réalisé un prémontage à blanc : pneus, sélecteur de vitesse et poignée de vitesse neuve, et un porte-bagages d’occasion. Il ajoute, en se saisissant d’un tournevis : « Je ne pensais pas que les outils me manqueraient un jour. »

« Au lieu d’être des laissés-pour-compte, on redevient quelqu’un »

Hubert, lui, son truc, ce sont les vélos de sport. Il ne souhaite pas être pris en photo, mais se confie aisément autour d’un café sur la table en bois au centre de l’atelier. « J’ai fait un peu de [vélo de] descente quand j’étais gamin. Pour moi, c’est synonyme de liberté. » Autour, les voix sont basses et un ventilateur rafraîchit l’air. « En arrivant il y a quelques mois à l’atelier de réparation, je me suis dit “Je sais faire, ça va aller”. Mais, il y a tout un protocole à suivre. » Dans un sourire, il assure : « Je ne pensais pas que [le processus] était aussi casse-pied. » À en croire Coralie Morel, il y a autant de réparations possibles que de sortes de vélos.

Hubert reconnaît qu’il sollicite encore régulièrement Stéphanie, l’encadrante technique, qui gère aussi l’organisation de l’atelier. « C’est très peu directif, prévient-elle. C’est un espace collectif, un espace de liberté dans le cadre. » Elle assure encourager les initiatives des participants « pour qu’ils bossent leur estime d’eux-mêmes »

Coralie Morel, directrice d’Icycle, discute avec l’encadrante technique de l’atelier, Stéphanie, des derniers travaux réalisés sur un vélo par l’un des hommes détenus travaillant à l’atelier. © Louis Bontemps / Reporterre

Stéphanie a suivi une formation de formateur cycle — « sans forcément de perspective d’emploi derrière », précise-t-elle — après vingt-cinq ans dans l’insertion professionnelle, puis un master à Poitiers (Vienne) en économie sociale et solidaire. « Le gâchis me fait mal au cœur, j’ai eu envie d’être dans le faire, explique-t-elle. Retaper un vélo de A à Z, c’est un peu comme se reconstruire à l’intérieur. Mais c’est aussi faire plaisir à quelqu’un. » D’ailleurs, Léo le reconnaît, le travail qu’il fait est valorisant.

Un gardien vérifie le contenu d’une des armoires à outils de l’atelier Icycle avant de procéder à sa fermeture. © Louis Bontemps / Reporterre

Au fil des mois, les participants ont trouvé des oreilles attentives, loin des rapports qu’ils ont avec le personnel pénitentiaire. « Vous en connaissez beaucoup, vous, des gens qui se démènent pour les détenus ? interpelle Hubert. Au lieu d’être des laissés-pour-compte, on redevient quelqu’un. » En parallèle, une chargée d’insertion professionnelle a été recrutée à mi-temps par Icycle. Elle accompagne les détenus dans leur projet professionnel, en complément du travail du service pénitentiaire d’insertion et de probation. « J’arrive à m’imaginer un avenir », dit Hubert. 

Pour l’heure, la priorité de l’atelier est de fournir les vélos de location aux saisonniers. La structure — qui a bénéficié d’aides au lancement et de subventions — doit désormais développer sa part d’autofinancement. Ventes de vélos et des (très) nombreuses pièces détachées accumulées, sous-traitance auprès des réparateurs de vélos de l’île débordés... « Il y a de quoi faire », assure Coralie Morel. 


250 détenus avec un emploi ou une formation rémunérée

Icycle est le premier atelier et chantier d’insertion (ACI) implanté en maison centrale — réservée aux peines longues. Les structures de l’insertion par l’activité économique (SIAE) impliquent des participants libérables sous 6 à 36 mois, dont il faut préparer la sortie. « En maison centrale, les arrivées en fin de peine sont plutôt ponctuelles, et il est difficile de constituer un groupe, explique Anne Lavaud, directrice de l’établissement pénitentiaire de Saint-Martin-de-Ré. D’autant qu’après dix ou quinze ans d’emprisonnement, ce n’est pas évident d’avoir envie d’apprendre un métier. Certains détenus âgés n’ont plus la mobilité nécessaire pour un tel atelier ou atteignent l’âge de la retraite. »

La moyenne d’âge de la prison tourne autour de cinquante ans, précise la directrice. Mais ces dernières années, il a fallu délester certains établissements surpeuplés de la région, impliquant l’arrivée de détenus plus jeunes à Saint-Martin-de-Ré, avec des reliquats de peine répondant aux critères de l’ACI

Plus largement, l’implantation de l’ACI s’inscrit dans une politique de développement de l’emploi des détenus par le ministère de la Justice, qui vise un objectif de 50 % de travailleurs détenus d’ici 2027, contre 31 % annoncés en mars 2022. La maison centrale de l’île s’en sort plutôt bien : sur 380 détenus, 250 ont un emploi ou une formation rémunérée.

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