« Ça nous a anéanti » : le libre-échange tue l’agriculture française

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24 janvier 2024

Les traités de libéralisation du commerce ratifiés par l’Europe avec l’aval de la France sont une plaie pour les agriculteurs français. Leurs normes, plus faibles, avantagent les pays exportateurs.

L’odeur du lisier déversé par les tracteurs aux quatre coins du pays contrarie les narines de l’exécutif. Le 22 janvier au soir, le Premier ministre recevait à l’hôtel Matignon le président de la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, et celui de son petit poucet, les Jeunes agriculteurs (JA). Aux prémices de leur colère, se dresse un millefeuille de normes – pour la plupart environnementales – jugées insupportables : suppression des pesticides, préservation des haies, obligation de laisser des terres en jachère...

« Supprimer ces normes n’est qu’un mirage », prévient de son côté Sylvie Colas, secrétaire nationale de la Confédération paysanne. Pour elle, l’urgence absolue est tout autre : rompre avec le libre-échange. « Les traités de libéralisation du commerce, signés entre l’Union européenne et différents pays étrangers, créent pour nous une véritable concurrence déloyale, détaille la maraîchère et éleveuse de volailles dans le Gers. N’étant pas soumis aux mêmes normes, les produits importés affichent des prix cassés… tirant ainsi les nôtres vers le bas. »

Le 20 janvier, sur le réseau social X, le Premier ministre Gabriel Attal tentait mollement d’apaiser le ras-le-bol des paysans en déclarant : « Notre agriculture est vitale pour la souveraineté de la France. » Des propos en total décalage avec la politique menée aujourd’hui, assure l’économiste Maxime Combes : « L’Europe ne cesse, avec l’aval d’Emmanuel Macron, de négocier et ratifier de tels accords. À chaque fois, ceux-ci augmentent les quotas d’importation sans taxe de produits agricoles venant de l’autre bout de la planète. »

Un nuage plane encore dans le ciel des agriculteurs, qui se révoltent depuis une semaine. Celui d’un potentiel accord entre l’Union et le Mercosur. © Patrick Batard / AFP

Dernier en date, l’accord avec la Nouvelle-Zélande, soutenu par 83 % des eurodéputés au mois de novembre 2023. Celui-ci prévoit à terme de supprimer la totalité des droits de douane sur les kiwis, les pommes, les oignons, le miel… ainsi que 10 000 tonnes annuelles de viande bovine, 15 000 tonnes de beurre, 25 000 tonnes de fromages ou encore 15 000 tonnes de lait en poudre. « Il ne s’agit pas de sucre de canne ou de mangues, mais bien d’aliments que l’on sait produire en Europe », poursuit le collaborateur de l’Observatoire des multinationales.

Rainbow Warrior

Un contingent significatif sur la viande ovine – 38 000 tonnes – affectera par ailleurs les éleveurs de brebis. « En jetant un coup d’œil dans le rétroviseur, on sait déjà à quoi s’attendre, se désole Michèle Boudoin, éleveuse d’ovins dans le Puy-de-Dôme. En 1985, l’affaire du Rainbow Warrior [navire de Greenpeace coulé par les services secrets français en Nouvelle-Zélande] a fragilisé nos relations avec la Nouvelle-Zélande. Désireuse de poursuivre ses essais nucléaires dans le Pacifique, la France a alors contribué à la création d’un premier accord entre l’Union et les Néo-Zélandais. » Dès lors, 228 000 tonnes de mouton furent importées par l’Europe chaque année. Avec le Brexit, ce chiffre est retombé à 150 000 tonnes… auxquelles s’ajouteront bientôt les 38 000 tonnes du nouvel accord.

C’est à la suite d’une affaire diplomatique, celle du Rainbow Warrior, qu’un accord avec la Nouvelle-Zélande a été conclu. Raw pixel

Où a mené cette politique ? « Regardez les pâturages et vous comprendrez, développe la présidente de la Fédération nationale ovine, chapotée par la FNSEA. Dans les années 1990, nous étions autosuffisants à 128 %. Aujourd’hui, 4 des 9 millions de brebis françaises ont disparu et notre consommation dépend à 60 % des importations étrangères. »

« Les éleveurs ne peuvent plus vivre de leur métier »

Aussi nécessaires soient les normes environnementales, elle dénonce une bataille à armes inégales : « Nous perdons du temps et de l’argent à assurer la traçabilité de la viande, là où celle des produits importés n’est pas demandée. Certains produits vétérinaires proscrits chez nous pour la santé humaine et le bien-être animal sont autorisés là-bas. » Sans compter les cotisations sociales et le salaire des employés incomparables. Au final, le gigot d’agneau Label rouge de Michèle Boudoin coûte 25 €/kg… « là où le prix du leur dégringole à 9 €/kg » : « Les éleveurs ne peuvent plus vivre de leur métier, ça nous a anéanti. »

Mettre la main sur le lithium

Ratifié en décembre, l’accord avec la Nouvelle-Zélande est loin d’être le seul. Mexique, Chili, Australie, Kenya, Brésil, Paraguay… Une pléthore d’alliances commerciales fourmille dans les tiroirs de la Commission européenne. Certaines patientent, d’autres sont déjà en vigueur. « Abordés pays par pays, les quotas peuvent sembler modestes au regard de ce que nous consommons en Europe, concède l’économiste Maxime Combes. Seulement, l’accumulation de ces accords finit par peser et nous rendre dépendants des approvisionnements étrangers. » Pour l’heure, l’élevage bovin, ovin et caprin reste la principale victime de ce paradigme du libre-échange. Plus les traités seront nombreux et diversifiés, plus cette pression risque de s’accroître et grignoter d’autres secteurs.

Alors à quoi bon s’entêter ainsi ? Pour Maxime Combes, l’Europe s’empresse de signer de nouveaux accords pour mettre la main sur des ressources jugées primordiales dans le verdissement de l’économie. À savoir, le lithium, le cuivre ou encore l’hydrogène : « Pour aider les multinationales européennes à ouvrir des marchés dans des pays comme le Chili ou le Kenya, il faut leur acheter quelque chose en échange. Ici, des produits agricoles. » Du côté de la Nouvelle-Zélande, Michèle Boudoin décrit de semblables manœuvres géopolitiques. « Dans les couloirs de Bruxelles, le message est clair : il nous faut un allié dans le Pacifique, quitte à faire trinquer nos éleveurs locaux. »

« Une déstabilisation massive des marchés agricoles européens »

Un grand nuage plane encore dans le ciel des agriculteurs. Celui d’un potentiel accord entre l’Union et le Mercosur… Autrement dit, d’une toute autre dimension. « Il s’agit là de quatre pays, dont deux ayant une économie agricole colossale : le Brésil et l’Argentine, poursuit l’économiste. Finaliser un tel accord signerait une déstabilisation massive des marchés agricoles européens. » En 2020, devant la Convention citoyenne pour le climat, Emmanuel Macron avait déclaré avoir « stoppé net » les négociations à ce sujet. Mais voilà qu’en juin 2023, son désormais ex-ministre du Commerce, Olivier Becht, témoignait vouloir « évidemment conclure » cet accord. « Les négociations n’ont jamais fini, conclut Maxime Combes. Elles se poursuivent porte close, avec une absence totale de transparence. »

Une chose est sûre, aux yeux de Sylvie Colas : pointer du doigt les normes environnementales, c’est se tromper de cible. « La déforestation en Amazonie et les émissions carbones induites par l’acheminement des produits accélèrent la crise climatique. Et celle-ci n’a pas de frontière », insiste la secrétaire nationale de la Confédération paysanne. Dans son département du Gers, cet automne, l’envolée des températures aurait facilité la propagation d’une maladie dans les élevages bovins.

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