Derrière les kiwis et les fraises « origine France », un système de fraude massive
Mise à jour le 24 octobre 2025
Des fruits venus d’Espagne, d’Allemagne... inondent les étals français, revendus comme des produits locaux. Une fraude rentable, peu sanctionnée, qui mine la filière et exaspère les producteurs, les poussant à s’organiser.
Dans le bureau d’Adeline Gachein, les murs sont couverts d’affiches proclamant : « Kokorikooo ! Fiers du kiwi d’ici » ou encore « On peut être exotik et venir du coin ». Mais derrière les slogans et alors que les kiwis arrivent sur les étals, la colère gronde. À la tête de l’interprofession du kiwi français, le Bureau national interprofessionnel du kiwi (BIK), Adeline Gachein est en première ligne contre un mal qui ronge la filière : la « francisation », ces fraudes à l’étiquetage qui masquent l’origine réelle des fruits.
Sur sa table s’empilent les dossiers : signalements, procès-verbaux… et une lettre anonyme reçue au printemps. L’expéditeur y accuse une société bien connue de pratiquer la francisation de kiwis depuis des années. « J’en peux plus, dit Adeline Gachein. J’avais déjà fait un signalement plus tôt cette année concernant cette entreprise [...] pour l’instant, rien ne se passe. » Puis, plus calme : « Le kiwi n’est que l’arbre qui cache la forêt. »
Multiplication des tromperies sur l’origine des produits
Selon la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), les tromperies sur l’origine des produits alimentaires se multiplient. En 2024, l’agence a conduit 10 000 contrôles sur l’origine des produits alimentaires : 34 % présentaient des anomalies — fraudes ou erreurs d’étiquetage — entraînant 562 procès-verbaux et plus de 2 300 amendes. Un taux élevé, même si les contrôles ciblés ne reflètent pas tout le marché.
« Les fraudes sur l’origine touchent particulièrement les fruits et légumes à forts volumes, dont les productions françaises et étrangères se chevauchent dans le temps et dont les variétés sont similaires : melons, tomates, pêches, poires, fraises et kiwis », explique Marion Girardot, la responsable de la communication de la DGCCRF. Les conséquences sont lourdes : chute des cours, perte de confiance, distorsion de concurrence. Depuis le 1er janvier, plus de 5 400 établissements ont déjà été contrôlés, mais les sanctions sont jugées trop faibles par les interprofessionnels de fruits et légumes, face aux profits engrangés.
À Privas, en 2020, un fraudeur a été condamné pour des kiwis italiens francisés avec étiquettes et bons falsifiés. Peine : 60 000 euros d’amende. Entre 2015 et 2018, 6 cas ont fait l’objet d’une condamnation dans le secteur du kiwi, dont 5 impliquant des membres de l’interprofession du kiwi, selon l’interprofession elle-même, partie civile dans ces procès pour « francisation ». Même condamnés, certains ex-fraudeurs restent membres de l’association. « On ne veut pas se substituer à la justice », dit Adeline Gachein.
« Les gains sont énormes,
les amendes dérisoires »
Avec le kiwi, la fraise est l’un des fruits les plus soumis à la fraude. Dans le Loir-et-Cher, un grossiste a écoulé, entre 2019 et 2021, 4 500 tonnes de fraises « francisées » — des fraises importées d’Espagne ou d’Allemagne, réétiquetées pour être vendues comme françaises — « avec une marge de 2 euros par kilo, soit près de 9 millions d’euros de bénéfices », a calculé Xavier Mas, 55 ans, président de l’AOPN Fraises et framboises de France (l’Association d’organisations de producteurs nationale), qui regroupe près de la moitié de la filière au niveau national.
En août 2024, la sanction est tombée : 100 000 euros d’amende pour la société Claude Janvier, 20 000 euros pour son président et obligation de publier la peine. Le grossiste a fait appel. Contacté à plusieurs reprises par Reporterre, il n’a pas donné suite. Le 30 juin 2025, Fruits rouges du Périgord a été condamnée à 50 000 euros d’amende et un an de prison avec sursis pour 412 tonnes de fruits frauduleux. L’entreprise, en liquidation judiciaire, n’a pas fait appel.
« Les gains sont énormes, les amendes dérisoires. C’est explosif », s’exaspère Xavier Mas. Car aujourd’hui le rapport entre bénéfices et risques est écrasant : la sanction moyenne dépasse rarement les 50 000 à 100 000 euros, pour une fraude à hauteur de centaines de milliers d’euros. « Les fraudeurs ont tout à gagner à tricher. Nous, on voudrait qu’ils aient tout à perdre », clame Adeline Gachein, du BIK. À ce tarif, la fraude devient une stratégie rentable, presque une ligne comptable.
« Cela rend tout le monde fou, c’est devenu une véritable source de crispation dans le milieu », déplore Émeline Vanespen, directrice de l’AOPN Fraises et framboises de France. Par « milieu », elle entend la filière des petits fruits rouges, mais plus largement le secteur des fruits et légumes français — producteurs, metteurs en marché, coopératives — excédés par la multiplication des cas de « francisation ». « Certains ne vont pas jusqu’au tribunal alors qu’on sait qu’ils sont coupables », ajoute-t-elle. Le ministère de l’Agriculture reconnaît lui-même l’ampleur du phénomène : « La francisation des produits alimentaires nuit gravement aux producteurs français, fausse la concurrence et affaiblit la confiance des consommateurs. »
Sous la pression des grandes enseignes
Cette « francisation » est d’une simplicité confondante : il suffit de changer les barquettes ou les étiquettes. « Dans un marché ouvert, chacun a ses contraintes. Mais là, on ne joue plus avec les mêmes règles », s’exaspère Xavier Mas. En France, les exigences sanitaires et environnementales sont plus élevées que dans les pays voisins. Par exemple, 50 molécules phytosanitaires sont autorisées contre près de 300 en Italie. Cela conduit les producteurs français à investir « dans des solutions naturelles ».
Dans son bureau encombré d’affiches « Fraisetival de saveurs », Xavier Mas constate l’ampleur du déséquilibre : « On mise sur la qualité, sur le goût et c’est ce que le consommateur recherche, mais encore faut-il que cette promesse soit tenue jusqu’à l’étal et qu’on puisse rivaliser quand d’autres trichent sur l’origine. »
Pour la directrice du Bureau national interprofessionnel du kiwi, la pression des grandes enseignes sur les acteurs alimente directement la fraude. Chaque jour, les prix des fruits et légumes sont ajustés selon l’offre et la demande : plus il y a de produits sur le marché, plus les prix baissent. Si un fraudeur ajoute de faux « produits français » à bas prix, cela gonfle l’offre et fait mécaniquement baisser le prix de référence pour tout le monde. « Je veux un camion complet », exigent aussi parfois les acheteurs des grandes enseignes, raconte Adeline Gachein, qui explique que certains cèdent en complétant leur camion avec des produits venus d’ailleurs, concédant ce qu’elle appelle une « petite » francisation.
« Lorsqu’une grande surface obtient une bonne affaire sur du kiwi ou de la fraise prétendument français, vendus à un prix inférieur au marché, il y a fort à parier qu’il ne s’agit pas de produits d’origine France. Celui qui achète avec une facture “origine France” est, en théorie, une victime… même si je sais qu’il sait très bien ce qu’il fait, affirme Adeline Gachein. Les enseignes n’ont rien à craindre, elles avancent sereinement. La tromperie leur permet d’afficher des prix cassés en rayon. » Contactée par Reporterre, la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) n’a pas répondu.
Les sanctions tardent. Entre un signalement et un jugement, jusqu’à cinq ans peuvent s’écouler. « La justice est saturée, les fraudeurs continuent », déplore la représentante des producteurs de kiwis.
Financer des analyses privées
Face à ces lenteurs, la filière s’organise. Lors du dernier Salon de l’agriculture, Xavier Mas a obtenu de Carrefour France qu’il rompe avec les opérateurs condamnés. Mais pour Émeline Vanespen, de l’AOPN Fraises et framboises de France, cela ne suffit pas. « Une perte d’image et un déréférencement seraient plus efficaces. » Autrement dit : le retrait d’un fournisseur des rayons des grandes enseignes, ce qui l’empêcherait de continuer à vendre en supermarché. Les AOPN se constituent partie civile, lancent des signalements et analysent certains lots, à la recherche de pesticides interdits en France. En cas de doute, elles alertent la DGCCRF. « On fait très régulièrement des signalements », explique Adeline Gachein.
Pour renforcer la traçabilité, plusieurs filières — kiwis, pommes, poires, pêches, abricots — ont choisi d’aller plus loin en finançant, de leur propre initiative, des analyses privées. Le laboratoire Eurofins, à Nantes, a mis au point une méthode isotopique capable de déterminer l’origine d’un fruit selon son sol, son eau et son climat. Fiabilité : 80 % après trois ans de tests.
La recherche entre aujourd’hui dans sa quatrième phase. Reste le coût : l’interprofession du kiwi consacre environ 20 000 euros par an au programme, tandis que celle des fraises a renoncé, jugeant la dépense « prohibitive ». Chaque test de lot revient à près de 450 euros. « Pour l’instant, cela nous aide à bâtir des faisceaux d’indices, dit Adeline Gachein. Nous espérons que cette méthode sera reconnue comme preuve judiciaire en Europe. »

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