Réalisme contre storytelling : l'analyse implacable d’Olivier Frot, Saint-Cyrien et docteur en droit, contre l’illusion d’une armée européenne


Ancien officier, docteur en droit et chroniqueur, Olivier Frot livre un témoignage cru sur la guerre telle qu’il l’a vécue et démonte, textes à l’appui, le mythe d’une défense européenne crédible. « On ne joue pas avec l’armée pour faire de la politique », prévient-il.
Pendant 25 ans sous l’uniforme, Olivier Frot — Saint-Cyrien, passé par l’Afrique et l’ex-Yougoslavie — a vu de près ce que le grand public n’aperçoit qu’à travers les écrans. Son récit d’une soirée de mars 1999 en Macédoine, à la frontière du Kosovo, où l’OTAN s’apprête à frapper la Serbie, vaut acte d’accusation contre les illusions technocratiques et les contorsions juridiques : « Dans ces moments-là, il n’existe qu’une seule réalité : la réalité nationale. Quand il faut payer — en argent ou en sang — chacun pense à son pays. »
Le 23 mars 1999, à l’ultimatum de l’OTAN, l’état-major multinational où il sert — lead nation : la France — est à portée de l’artillerie serbe. Protection : deux blindés britanniques et des pistolets de dotation. La veille, décrit Frot, « les contingents sont partis les uns après les autres, sans prévenir. Les Italiens ont disparu entre midi et deux. Les Britanniques aussi. Les blindés qui nous protégeaient étaient partis. » Restent Français, Allemands et Hollandais. Les ordres nationaux tombent : repli immédiat ou abri en cave. « Quand mon adjoint allemand m’a serré la main, j’ai eu l’impression de serrer la main d’un homme mort. »
S’ajoute un cas de conscience. Deux interprètes macédoniens orthodoxes, recrutés localement, l’interpellent : « Comment pouvez-vous vous associer à ça ? » Frot tranche, sévère : « Nous bombardions sans mandat de l’ONU. C’était illégal. Si les Serbes répondaient, on serait morts pour quoi ? J’ai eu l’impression d’avoir été trompé pendant toute ma carrière. »
De cette expérience, il tire une double conviction. D’abord, que « la guerre en fauteuil », dans les médias ou sur les plateaux avec ex-généreux bons clients, déforme l’essentiel : « Ça m’exaspère au plus haut point. On oublie le prix du sang. » Ensuite, que les architectures multilatérales fondées sur la norme et la communication se heurtent au réel : « En multinational, humainement, c’est remarquable. Militairement, c’est souvent pléthorique et peu efficace. Le chef est américain — ou son adjoint. Et, à l’heure des risques, c’est la nation qui décide. »
À l’heure du conflit russo-ukrainien, son regard de juriste ajoute un second étage à sa critique. « Je peine à voir l’intérêt national français. On trouve des dizaines de milliards pour l’Ukraine, on prélève des matériels sur les dotations de l’armée sans remplacement, et sans vote du Parlement. C’est contraire à la loi. » Les alertes de parlementaires ou de militaires sanctionnés n’y changent rien, dit-il : « L’État de droit, on nous le brandit comme un totem quand ça arrange. Sinon, on passe à côté. »
Sur l’ « armée européenne », ce « serpent de mer » relancé à Bruxelles, Frot oppose à la fois l’histoire longue et les textes. Historique d’abord : de la CED avortée en 1954 au Saint-Empire, de la Grande Armée de Napoléon aux formations Waffen-SS multinationales, jusqu’à l’OTAN contemporaine, « l’Europe oscille entre nations et tentations impériales. Chaque tentative d’armée européenne a fini par se briser sur le roc des souverainetés et des intérêts divergents. » Sa phrase est lapidaire : « En tant que militaire, ça ne fonctionne pas. Et ça ne fonctionnera pas. »
Juridiquement, il cite le Traité sur l’Union européenne : la « définition progressive » d’une défense commune ne peut aboutir qu’à l’unanimité du Conseil européen. « La Commission n’a pas la main. Pourtant, on voit un activisme « informel » — Plan Rearm Europe, déclarations sur l’envoi de troupes — qui dépasse le mandat. Une politique des grands pas, hors traités, au nom de la bonne cause » Et la mécanique, selon lui, est claire: « Désigner un ennemi pour faire l’Europe. L’islam est politiquement inflammable ; la Russie, lointaine et rationnelle, fait un adversaire pratique. La peur sert le projet. »
Sur l’industrie de défense, son diagnostic tranche avec les slogans d’intégration : « Ce qui marche, ce sont les coopérations bilatérales ou trilatérales — pas besoin d’un étage supranational pour ça. Regardez le Transall, succès durable. À l’inverse, le SCAF patine, l’Eurofighter a accouché d’un avion inférieur au Rafale. L’Europe est l’empire de la norme et des états-majors, pas celui des capacités. »
L’alliance euro-atlantique y est, dit-il, la clef de voûte réelle : « L’OTAN est une armée d’officiers; les troupes restent nationales. Et la réalité finale, c’est l’achat d’armes américaines dont l’emploi est subordonné à Washington. » D’où sa charge contre une « négociation sans contrepartie » : « Ce n’est pas une négociation ; c’est une soumission. »
Face à la dissonance entre salons ministériels et terrain, Frot confie sa colère, mais aussi sa tristesse : « Entre anciens, beaucoup sont dans le déni : admettre que les institutions mentent, c’est ébranler des convictions profondes. D’autres, comme moi, sont révoltés. L’armée reflète la nation. » Et d’éreinter les va-t-en-guerre médiatiques : « Ces gens-là n’ont pas fait une marche de nuit avec 30 kg sur le dos. Ils envoient les gueux se faire trouer la peau ; pour leurs enfants, ‘certainement pas’, disait une dirigeante européenne en riant. »
Sa conclusion tient en une maxime transmise par un aîné général : « Le pouvoir ne devrait pas mentir, surtout à ses soldats. On ne joue pas avec l’armée pour faire de la politique. » Rappel d’une exigence simple, à l’heure où, selon lui, l’Union avance « par l’exception et l’émotion » et où la France s’engage « sans mandat clair, sans intérêt explicité, sans vote ». Le réalisme, dit-il, ne consiste pas à prendre ses désirs pour des réalités, mais à regarder en face le coût humain, financier et juridique des choix. Et, à répondre, enfin, à la question qui tue : « Pourquoi ? »
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